La restauration royale du pont de Gournay-sur-Marne en 1563 par Ève Golomer
« La restauration royale du pont de Gournay-sur-Marne en 1563 » par Ève Golomer a été publié au sein de la SNGC dans Chroniques Historique N° 1 le 29 décembre 2020
La situation géographique particulière de Gournay-sur-Marne est connue depuis l’antiquité à l’âge de bronze et à la période augustéenne et mise en valeur grâce aux différents archéologues dont Ivan Lafarge (2003) qui ont ainsi pu préciser l’emplacement des différents ponts. Dans le cadre de cette étude centrée sur une des restaurations de l’un des ponts, différentes archives ont permis de retracer le contexte sociétal d’un maître voyer du Roi et de son entourage professionnel de maîtres maçons.
Gournay-sur-Marne, un lieu stratégique
Gournay-sur-Marne a toujours été considéré, à travers les âges, comme un important lieu de passage commercial et militaire de la Marne pour aller vers Paris. Jusqu’au xvie siècle, le roi et les plus grands seigneurs se sont disputé la possession de cette ville. Cette importance stratégique s’explique par la présence dans le lit de la Marne, entre le vieux moulin de Chelles et l’actuelle mairie-château, d’une plate-forme naturelle formant un gué. Ce gué constitue le passage le plus propice en eau normale entre Lagny et Paris.
Un rapport remis au ministère de la guerre en 1822 mentionne l’existence d’un gué à Gournay : « à 20 mètres au-dessous du moulin de Chelles. Il coupe obliquement le cours de l’eau, en descendant de la rive droite à la rive gauche. Dans les basses eaux, il n’a que 15 à 16 pouces d’eau« . Il est tracé en bleu sur le parallélogramme figurant sur le plan publié par l’Atlas de l’architecture et du Patrimoine de Seine-Saint-Denis (© Open street maps contributors).
Le pont et sa restauration en 1563
Du fait des nombreuses crues de la Marne qui emportaient les ponts, surtout quand ils étaient en bois, et de la poudre des guerres pour ceux en pierre, le passage de la Marne à Gournay a vu, du XIIe au XXe siècle, se succéder plusieurs ponts qui furent remplacés, pendant près de 3 siècles, par un bac avec passeur (Atlas du patrimoine de Seine-Saint-Denis cote 033S047).
Avant 1100, le premier pont est en bois, puis après 1150, le deuxième est en pierre. Au XIIIe siècle, il est décrit avec des piles de pierre et un tablier de charpente mobile mais ses arches seront ruinées au XIVe siècle.
Un nouveau pont est alors construit à proximité. Ce troisième pont est réparé à plusieurs reprises grâce à l’intervention des services de maçonnerie du roi. Une date, 1563, est retenue parmi celles des différentes restaurations pour cette présente étude.
Une synthèse des études réalisées par les archéologues a été publiée dans l’Atlas de l’Architecture et du Patrimoine de Seine-Saint-Denis (2000 © Open street maps contributors). Elle permet de repérer dans le rectangle bleu (1/2000), la zone où se tenaient les différents ponts construits à travers l’histoire entre 1190 à 1648. Ils se situeraient en face de l’ancienne ile de Baubigny où un fort avait été construit en 1592, avant l’actuel château-mairie. Les archéologues y ont mis en évidence un donjon du XIIIe siècle. Aujourd’hui cette ile est rattachée à la rive gauche de la Marne par comblement progressif du bras de Saint Arnoult au début du XIXe siècle.
Le pont de Gournay, du fait de sa situation stratégique, a bénéficié de restaurations réalisées grâce à de prestigieux architectes aux XVIe et XVIIe siècles car ce monument est considéré comme un des « bastimens du roi ».
À ce sujet, il est cité pages 6-7 dans les comptes des Bâtiments du Roy de 1528 à 1551 durant le règne de François 1er (1515-1547) : « François par la grâce de dieu, Roy de France à tous présens et advenir, salut. Comme voullant à nostre avènement à la couronne pourveoir au fais de nos finances et y donner ordre etprovision…et faire payemens de tous et chacun les ouvrages édiffices, bastimens et réparations des ponts… »
Puis Charles IX, né à St Germain-en-Laye en 1550, qui a succédé à François II, apparaît dans un texte semblable en 1561 dans ces comptes (règne de 1560-1574 donc durant la période de notre étude).
Au sein des comptes des bâtiments du roi, l’étude des archives repère en 1563 un intervenant en maçonnerie Guillaume Marchant. Il était issu d’une famille de maçons experts de l’entourage du roi qui s’était constituée en une vraie dynastie. En effet, l’examen méthodique des archives reconstitue la complexe succession des maçons portant le nom Marchant sur plusieurs générations avec le même prénom « Guillaume ».
Le maçon de notre étude était le fils d’un Guillaume Marchant décédé en 1557 (archives notariales, inventaire après décès de Jean Trouvé, AN ET-XIX-279). Ce premier Guillaume père avait déjà acquis une belle notoriété en ayant participé en décembre 1538 à l’ornementation du château de Fontainebleau (AN, cote MC/XIX/151), puis en 1542, à la construction du château de Gisors comme Maître des œuvres de maçonnerie du Roi (Hamon, 2008).
Guillaume II serait né vers 1534 en se reportant à un document de 1559 où son âge est spécifié à 25 ans comme maître maçon et bourgeois de Paris (AN, cote MC/ET/XIX/190-282-205). Il aurait eu plusieurs enfants dont un enfant vers l’âge de 30 ans cité ici car il le prénomme Guillaume (III), son âge est noté à 11 ans en 1575 à la mort de sa mère Claude Hardy, première femme du Guillaume II de notre étude (archivé à la BNF par Guiffrey, 1915).
Un autre fils de Guillaume II est devenu aussi Maître Général des Bâtiments du Roi de 1604 à 1616, en prenant la succession de son père de 70 ans qu’il avait épaulé à la fin de sa longue carrière (Golomer, 2020), et prénommé Louis, donnera le prénom de Guillaume (IV) à son fils, né à St Germain-en-Laye, le 15 mai 1602 (Archives paroissiales AD78).
Guillaume Marchant II, par son passage à Gournay-sur-Marne, partage une partie de sa célébrité de futur architecte Maître général des bâtiments du roi à Paris et à Saint-Germain-en-Laye (« Archytecto…regio qui duo eximia opera admirabili ingenio inchoavit S. Germani regiam et puntem parisinum quem vocant novum ». Son épitaphe gravée en 1604 à l’église Saint-Gervais-Saint-Protais de Paris est, ainsi transcrite, dans les mémoires de la Société d’Histoire de Paris, 9, 1982, p. 17.
Durant l’année 1563 se situant au début de sa carrière connue dans la maçonnerie, il avait 29 ans, Guillaume Marchant (II) participa avec Eustache JVE, maître maçon, sous la direction de Jean de Lorme (repéré comme Maître général des bâtiments du Roi à cette époque) aux réparations en maçonnerie du pont de Gournay-sur-Marne, et aussi à celles de Poissy, Juvisy et Savigny sur Orge pour 800 livres (Les comptes des bâtiments du roi entre 1528 et 1571, Société de l’histoire de l’art français, Paris 1880, tome second, page 108).
À l’époque des restaurations des ponts, Guillaume Marchant II portait le grade de maître voyer du Roi en maçonnerie (référence aux Archives Nationales pour des ouvrages de maçonnerie au pont de Savigny-Juvisy en 1564, Minutes et répertoires du notaire Pierre Thuret, 1540 – 7 septembre 1568 (étude III, cote AN : MC/ET/III/51 – MC/ET/124 – MC/ET/III/108).
En 1565, il est précisé dans une autre référence avec ce même grade : Marchant Guillaume Voyer du roi de maçonnerie (AN ET-XIX-279, lettre fonds Laborde-037).
Maîtres voyers, maîtres maçons et architectes
Cette fonction de voyer possède une longue histoire liée à celle des maçons et des architectes que Laurence Causse-Fouqueray, architecte-voyer au XXIe siècle à Paris, a récemment détaillé (2018). Cette histoire est résumée et transcrite ici afin d’expliquer les grades octroyés à Guillaume Marchant II et aux membres de sa famille ayant poursuivi dans le domaine de la maçonnerie pour en gravir les échelons.
Laurence Causse-Fouqueray relate l’article 19 du règlement rédigé en 1469 se rapportant à la mission de Voyer et extrait des registres du Thrésor. L’origine du mot Voyer explique le mode de gestion de la voie publique durant le Moyen Âge. Issu du latin vicarius (officier de justice) passé par la vicaria (justice publique carolingienne) le mot s’est progressivement rapproché du radical de la voie en devenant Veier puis Voyer.
En complément de la mission d’expertise exercée par le voyer, aussi bien en matière de constat sur les constructions existantes que pour tout construction nouvelle, Louis IX (Saint Louis) créa en 1268 la juridiction dénommée « chambre des bâtiments », la charge correspondante est exercée principalement par le maître-maçon du roi.
Cette Chambre royale des Bâtiments, dite aussi Chambre de la Maçonnerie, a été confirmée par les lettres patentes portant règlement pour le statut des maçons, tailleurs de pierre de la Ville de Paris, prises par Charles IX, le 3 avril 1574 (Bély, 2003).
La maîtrise générale de maçonnerie, pour toute la France, a été créée par François Ier en 1527.
À l’origine, le maître maçon du roi était aussi le garde du métier et avait en charge d’assurer l’intégrité de la profession. Il présidait la réception des maçons à la maîtrise, des maîtres maçons à l’office de juré, et il désignait les experts chargés de la visite périodique des chantiers. Comme juge des maçons et des entrepreneurs, il pouvait intervenir en cas de contravention aux clauses d’un marché ou de malfaçons. Il était aussi un auxiliaire des grands voyers.
Celui qui conçoit un édifice, donc qui, à l’avance, en a une vision globale, la présente à son commanditaire et la transmet à ceux qui vont le réaliser, est souvent un maître maçon expérimenté. Il est issu du chantier sur lequel il s’est formé, puis il est passé du chantier à la loge.
Au XVe siècle, ce métier passera de la loge à l’agence et prendra le nom d’architecte. Les premiers conseillers en architecture du roi sont dénommés maîtres maçons du roi.
Une véritable agence d’architecture est alors placée dans l’entourage immédiat du roi et inévitablement consultée dans le domaine des projets royaux parisiens. L’architecte Jacques Androuet du Cerceau, auteur des « plus excellents bâtiments de France » est le troisième surintendant des bâtiments du roi, cette charge fut créée par François Ier à partir de 1529. Elle fut occupée d’abord par Nicolas de Neuville, puis par le Primatice jusqu’en 1570 (époque de Guillaume Marchant II).
En 1546, le roi créa la charge de surintendant des bâtiments du Louvre qui était au-dessus de celle de maître général des bâtiments du roi. Cette charge a d’abord été exercée par Pierre Lescot jusqu’en 1578.
Du surintendant dépendent un premier architecte, des architectes ordinaires, des intendants, des contrôleurs.
À ce stade du développement de la profession d’architecte, Laurence Causse Fouqueray relève deux caractéristiques :
- L’appartenance au milieu artistique et intellectuel gravitant autour du pouvoir royal,
- La structure familiale du milieu des architectes où l’on voit se prolonger le même nom en de multiples générations d’architectes. Ce phénomène va de pair avec le côté empirique du savoir et de sa transmission.
Le pont de Gournay à la fin du XVIe siècle
L’histoire professionnelle de la famille des Guillaume Marchant se déroule dans la filière de celle d’une structure familiale comme le décrit Laurence Causse-Fouqueray. Guillaume Marchant II a poursuivi la carrière de son père et bénéficié de circonstances culturelles architecturales et sociales qui l’ont magnifié.
Son fils Louis réussit à prendre la relève dans la carrière de Maître Général des bâtiments du roi et ponts et chaussées de France. Ce niveau professionnel s’est ensuite transmit aux membres de sa famille pendant un siècle sur plusieurs générations.
Cette profession a continué à être bien réglementée. En effet, sous Henri IV, la déclaration du 17 mai 1595 donne pouvoir au Général des œuvres de maçonnerie de juger et ordonner contre les malversations du métier (Brillon, 1727). Le maître général des bâtiments du roi, ponts et chaussées de France est garde de la justice royale établie pour la maçonnerie de France au Palais (Husson, 1903).
L’histoire des ponts de Gournay fut moins brillante à cause de leur position stratégique. La solidité du pont de Gournay-sur-Marne réparé par Guillaume Marchant en 1563 durera 30 ans jusqu’aux prochains assauts des guerres de religion. Ces guerres s’échelonnèrent de 1562 à 1598, entrecoupées de période de paix (Espaullard, 1932).
En mai 1592, Henri IV fit construire le fort « Pille Badaut » sur l’ile de Baubigny, à son nord, sur un bras de la Marne. Le pont apparaît fortifié au niveau de ses deux portes d’entrées (gravure représentée p. 95 dans le livre de Maryse Rivière, 2008).
Cependant, trente ans après la belle restauration de Guillaume Marchant, le pont de Gournay eut besoin de nouveaux travaux et à la charge des habitants : Jacques Guillard, SHNGC, dans une note de recherche transcrit cette phrase : Une surtaxe sur le sel est décidée le 1er avril 1594 pour la réparation du pont de Gournay-sur-Marne.
Les siècles suivants, les aventures architecturales de ce pont continuèrent guerres après guerres pour faire place, durant environ 3 siècles, à un bac probablement moins coûteux, puis à de nouveaux ponts jusqu’en 1949 où le pont actuel fut construit.
Remerciements
Au responsable et à l’équipe :
- de la bibliothèque du Centre de documentation Jacques Guillard (Société Historique de Noisy-le-Grand, Gournay-sur-Marne, Champs-sur-Marne et Archéologique de Marne-La-Vallée)
- du fond documentaire Geneanet pour sa mise à disposition d’archives historiques répertoriées en ligne.
À Roland Cardot, responsable de rédaction des publications éditées par la Société Historique de Noisy-le-Grand, Gournay-sur-Marne, Champs-sur-Marne pour sa relecture attentive du manuscrit.
Références
Lucien Bély, Dictionnaire de l’Ancien Régime, article Chambre de la Maçonnerie, Presses Universitaires de France, Paris, 2003.
Pierre-Jacques Brillon, Dictionnaire des arrêts, ou jurisprudence universelle des parlements de France, tome 4, L – O, Au Palais, Paris, 1727, p. 162.
Laurence Causse-Fouqueray, Architectes et voyers sous l’ancien régime. Des architectes au service de la ville, Les Éditions Générales, Paris, 2018, p. 85-100.
Hector Espaullard, Le pont de Gournay-sur-Marne, bulletin de la Société Historique du Raincy et de ses environs, 4, 1932, pp. 8-11.
SHNGC – Chronique historique n°1 du 29/12/2020
Eve Golomer, Les contours architecturaux de la terrasse haute méridionale du Château-Neuf à Saint-Germain-en-Laye, page d’archive N°15, publiée le 7 octobre 2020 par la Société d’Art et d’Histoire : Les Amis du Vieux Saint Germain.
Jules Guiffrey, Artistes parisiens du XVIe et du XVIIe siècles : donations, contrats de mariage, testaments, inventaires, etc. tirés des insinuations du Châtelet de Paris / publiées et annotées par Jules Guiffrey en 1919, Paris, p.114.
Jacques Guillard, notes de recherches sur le pont de Gournay-sur-Marne de 1995-2008, bibliothèque du Centre de documentation Jacques Guillard (Société Historique de Noisy-le-Grand, Gournay-sur-Marne, Champs-sur-Marne et Archéologique de Marne-La-Vallée).
Léon De Laborde (marquis), Les comptes des bâtiments du roi (1528 -1571) recueillis et mis en ordre et publiés par la Société de l’Histoire de l’art français dans le tome second, Paris, 1880, page 108.
Etienne Hamon, Un chantier flamboyant et son rayonnement, Gisors et les églises du Vexin français, Presses Universitaires de Franche-Comté, Besançon, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, n° 834, série Architecture n°5, 2008, p 521.
François Husson, Artisans français : étude historique. Les maçons et tailleurs de pierre, BNF, éditions Marshall et Billard, Paris, 1903, 272 pages.
Ivan Lafarge, Gournay-sur-Marne, Seine-Saint-Denis, DFS de fouilles d’évaluation archéologiques, Epinay-sur-Seine : Département de la Seine-Saint-Denis, mission archéologie, Saint-Denis : Service Régional d’Archéologie, 20-02-2001, 23-02-2003.
Maryse Rivière, Le roman de Gournay, sous l’égide de la Société Historique de Noisy-le-Grand, Gournay-sur-Marne, Champs-sur-Marne et Archéologique de Marne-la-Vallée, Liv’Editions, 2008, p. 93-98.
Gabriel Marcel, Marché pour la construction d’une partie du Château-Neuf de Saint-Germain-en-Laye, dans Bulletin de la Société Historique de Paris et d’Ile-de-France, 34ème année, 1907, pps 124-12.
Édité par la Société Historique de Noisy-le-Grand, Gournay-sur-Marne, Champs-sur-Marne
et Archéologique de Marne-la-Vallée – Association Loi 1901 – RNA W771001384
Siège social à Gournay-sur-Marne (93460), rue Ernest Pécheux, n°3
Directeur de publication et responsable de la rédaction : Roland Cardot, président de la SHNGC
ISBN en cours – 29-12-2020